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Le paradoxe Derrida

• LE MONDE DES LIVRES | 15.11.01 | 20h06

Penseur se voulant en retrait, mais figure publique. Intellectuel engagé, mais selon des modalités singulières. Auteur réputé obscur, mais souvent clair. Philosophe mondialement célèbre, mais peu compris.

L'université sans condition de Jacques Derrida. Galilée, 86 p., 12,96 EURO (85 F).
Papier machine de Jacques Derrida. Galilée, 408 p., 32,93 EURO (216 F).

Combien dénombre-t-on de Jacques Derrida ? La réponse est incertaine. Quelques dizaines, au bas mot. Certains disent plus encore. D'autres contestent la question même : il n'y aurait pas d'unité de compte, pas de mesure adéquate. A son propos, faudrait-il dire ce que Bertrand Russell affirmait des mathématiques :"On ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu'on dit est vrai" ? Car ce qu'on croit concevoir bien, et pouvoir énoncer clairement, se trouverait toujours miné, transformé, multiplié. Par l'histoire, les textes et les contextes, l'inconscient. Entre autres. Essayons de préciser malgré tout, sans grande illusion. Parmi les Derrida visibles, on rappellera donc, par exemple, un jeune juif d'Algérie qui se vit privé par la France de la nationalité française, quand le régime de Vichy abolit le décret Crémieux de 1870, un penseur mondialement connu, auquel ont déjà été consacrés des centaines de volumes dans les pays les plus divers, un objet de culte pour groupes et groupies, de la Corée à la Californie en passant par l'Afrique du Sud, un philosophe déconcertant, jouant sur une multitude de registres, rebelle aux classifications, habile à défaire les conventions, un intellectuel engagé, arrêté en Tchécoslovaquie au temps du communisme, soutenant Nelson Mandela au temps de sa prison, aujourd'hui Mumia Abu-Jamal ou les luttes des sans-papiers, un fondateur d'institutions se voulant différentes, comme le Collège international de philosophie ou le Parlement des écrivains, un styliste dont l'écriture mélange les genres, souhaitant transgresser les frontières entre théorie et fiction, poésie et philosophie, un amateur d'art, un professeur, une star, un défenseur du droit de tous à la philosophie, un homme qui lit, écrit, écoute, parle. Sans arrêt.

Il faudrait aussi mentionner l'extrême diversité des passions et des jugements suscités par cet inclassable et par ses parcours. Homme généreux et fidèle pour ses amis, celui que ses admirateurs considèrent comme un grand esprit ouvreur d'avenir passe pour un imposteur maniéré et incohérent aux yeux de ses détracteurs les plus acharnés. L'atmosphère paraît rarement sereine autour de cette figure. Elle suscite engouements ou résistances, enthousiasmes ou rejets. Il est rare que l'on se représente Derrida rangé ou terni. Elitiste pour les uns, démagogue pour les autres, sublime pour certains, il suscite peu l'indifférence. Le plus souvent, c'est en saint ou en diable qu'on l'imagine, comme si les attitudes le concernant ne se départaient pas de quelque religiosité. Sans entrer dans ces dédales, peut-être faut-il en retenir, ce qui n'est pas une mauvaise voie d'accès à ses textes, qu'avec ce penseur rien n'est jamais simple. En tout cas rien de ce qu'on croit d'emblée, naïvement, pouvoir être simple. Une question toujours en cache une autre, tout est plus compliqué qu'on ne pense. Toujours.

Cela pourrait constituer une première approche, minimaliste, de ce geste nommé "déconstruction" auquel Jacques Derrida a définitivement attaché son nom. Sans doute est-il périlleux de vouloir définir en trois lignes cette vaste tâche, en un sens interminable, qui n'est pas une philosophie, ni simplement une méthode. Assumons sans vergogne ce que Derrida appelle le "simplisme journalistique". La déconstruction consiste à interroger les présupposés des discours, des disciplines, des institutions. Non pas pour les détruire ou les dissoudre, ce qui serait impossible ou insensé, mais pour en défaire les évidences et peut-être la pesanteur. Ainsi Luther, souligne Derrida, parlait-il déjà de "destructio" du christianisme. Il s'agit de soulever les sédiments, de démonter ce qui s'est ossifié ou appesanti, non de tout mettre à bas. La déconstruction de la métaphysique, et les multiples voies qu'elle peut emprunter, serait donc une manière de rendre à la pensée (discours, disciplines, institutions) du jeu, du mouvement, voire un avenir.

Cela vaut, au premier chef, pour l'Université, professe Jacques Derrida dans L'Université sans condition, conférence initialement prononcée en anglais à Stanford en 1998. L'Université est à ses yeux, et par excellence, le lieu où doit s'exercer "une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition", où doit être garanti le droit de tout dire et de tout publier. Cette capacité d'examen critique ne doit rien laisser à l'abri, "pas même la figure actuelle et déterminée de la démocratie". Sans se préoccuper de ce que cette liberté inconditionnelle peut avoir, en certains cas, de liberticide, le philosophe dessine à grands traits la perspective où pourraient se développer les humanités de demain. Le programme

de réflexion qu'esquisse Jacques Derrida pour ces humanités à venir devrait s'attacher notamment à "repenser le concept d'homme", scruter les notions de démocratie et de souveraineté, analyser les idées de profession et de professorat.

La réflexion chemine cette fois encore sur une ligne où abondent les paradoxes. Si rien ne doit échapper à la critique, la souveraineté de l'Université doit elle aussi être mise en cause. Elle doit cependant être maintenue... pour que la critique se poursuive ! A force de vouloir ouvrir sans détruire, et déconstruire sans démolir, il n'y a presque plus moyen de distinguer ce qui est dedans de qui est dehors. Comble du paradoxe, cette conférence fort claire et bien conçue s'achève sur des doutes que l'on peut juger artificiels : "Je ne sais pas si ce que je dis est intelligible, si cela fait sens. (...) Est-ce de la philosophie, ou de la littérature, ou du théâtre ?" Les dernières lignes sont traversées d'un souffle prophético-énigmatique : "Prenez votre temps, mais dépêchez-vous de le faire, car vous ne savez pas ce qui vous attend."Du coup, évidemment, comme disait Karl Löwith sortant du cours de Heidegger, on se sent résolu, mais on ne sait pas à quoi. C'est probablement plus compliqué, comme toujours. Mais les non-initiés sont bien en peine de savoir à quelle hypothèse se vouer.

Papier machine est d'un accès plus aisé, dans l'ensemble. Ce recueil groupe des analyses consacrées à l'avenir du livre, à l'informatisation du travail d'écriture, ainsi que des articles ou entretiens parus dans la presse française et internationale sur des thèmes divers, les uns politiques, les autres philosophiques et littéraires. Dans ces pages, on peut négliger les relations ambivalentes de Jacques Derrida avec la presse, qui n'ont rien d'original. On s'attardera en revanche sur les jeux éminemment paradoxaux du livre et de l'ordinateur, qui modifient les places du papier et de la machine. Plus d'une fois, le penseur, qui n'a cessé de réfléchir aux questions liées à l'écriture, à la trace, à la rature, au palimpseste, éclaire de manière singulière l'arrivée des écrans dans l'espace du livre. Il analyse comment le livre se disperse, éclate dans le multiple sans pour autant disparaître, et comment le traitement de texte bouleverse en secret l'attitude de celui qui écrit. Sans doute arrive-t-il à Jacques Derrida, ici comme souvent, de se laisser emporter par la lettre, s'accrochant à quelque tournure de langue pour en tirer des conséquences qui étonnent. Ainsi, le fait que l'informatique paraisse supprimer le papier le conduit à faire " résonner, sur plus d'un registre, littéral et figural, la question du "sans papier""...

Reste cette évidence : une cinquantaine de volumes publiés en trente-cinq ans, des cours et séminaires dans le monde entier, des lectures et des réécritures des œuvres de Hegel, de Nietzsche, de Marx, de Freud, mais aussi de Ponge, de Blanchot, d'Artaud et de tant d'autres, un changement de regard et d'attitude marqué par la déconstruction, l'analyse de la différence, la critique de la métaphysique de la présence, des travaux sur la différence des sexes, l'amitié, l'hospitalité, le cosmopolitisme, le droit à la philosophie (liste non limitative) attestent que, pour Derrida, le paradoxe est fécond.

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